Changer sa vie : un art silencieux, un geste ancien

May 2 / Philippe Boucher

Ce que Peter Sloterdijk nous apprend sur le yoga, la méditation et l’art de s’exercer

« La routine quotidienne de la plupart des adultes est si lourde et artificielle qu’elle nous coupe d’une grande partie du monde. C’est souvent nécessaire pour accomplir nos tâches. Mais l’un des rôles du yoga, je crois, est précisément de nous en libérer. Lorsqu’on entre dans une posture, qu’on suit le rythme du souffle ou qu’on s’abandonne à une assise silencieuse, le monde s’ouvre*. Quelque chose nous attire... ou nous libère et, comme le disait William Blake, les fenêtres de notre perception deviennent transparentes. Il en va de même quand on est en présence de jeunes enfants, ou d’adultes qui ont désappris ces habitudes de se fermer au monde. »
Traduit et adapté de Ursula K. Le Guin. Conversation avec Jonathan White, Talking on the Water: Conversations about Nature and Creativity.

*Section remplacée : Mais l’un des rôles de l’art, je crois, est précisément de nous en sortir. Lorsqu’on écoute de la musique, de la poésie ou une histoire, le monde s’ouvre. 

Y’a des livres de même qu’on achète parce que notre prof en a parlé un moment donné… C’est resté à prendre la poussière (une dizaine d'année) jusqu’à récemment. You Must Change Your Life, du philosophe allemand Peter Sloterdijk, est le livre que j’ai décidé d'ouvrir récemment pour voir de quoi ça parlait finalement ! Ça a été une plutôt pénible... Le style d'écriture est difficile à suivre et il y a toujours une espèce d'ironie que j'ai trouvé en manque de phase avec le propos. Ça aurait assez simple de gagner en clarté un peu partout. Mais bon, l’auteur propose une idée audacieuse à celles et ceux qui s’engagent dans une pratique comme le yoga ou la méditation.

Tout part d’un vers du poète Rainer Maria Rilke : Tu dois changer ta vie. Ce n’est pas une exigence morale, ni un slogan de croissance personnelle. C’est le pressentiment, parfois discret, parfois émouvant, qu’un autre rapport à la vie est possible. Que notre manière habituelle d’exister, de penser, de réagir, de courir, ne suffit pas. Et que le vrai changement ne vient pas de l’extérieur, mais de gestes répétés, lucides, silencieux.

Sloterdijk ne parle presque pas du yoga, mais il propose un regard puissant pour en comprendre le sens profond. Il affirme que l’être humain est avant tout un être d’entraînement — un être qui s’exerce, qui affine des gestes, qui tente de devenir plus attentif à sa propre vie. Et cela, bien avant de savoir pourquoi. Que répétez-vous souvent au quotidien ?

C'est un billet juste pour vous présenter Hélios, mon nouveau chien de poche...  Mais j'imagine que vous vouliez le voir de plus près depuis la première photo.

Le yoga comme réponse à une aspiration ancienne

Dans sa lecture de la grande histoire humaine, Sloterdijk montre que toutes les sociétés ont mis en place des formes de discipline volontaire : des façons d’apprendre à mieux habiter son corps, à cultiver l’attention, à canaliser l’agitation mentale. Ce ne sont pas des gestes d’exception : ce sont des réponses au désir de ne pas simplement subir la vie, mais d’y participer avec plus de présence.

Le yoga, dans cette perspective, n’est pas un ensemble de techniques, ni une série de postures à maîtriser. C’est une discipline de transformation, au sens le plus simple : transformer l’agitation en calme, la distraction en concentration, la tension en conscience.

En cela, il s’inscrit dans une lignée de pratiques humaines très anciennes. Il offre une réponse concrète et corporelle à ce sentiment que « tu dois changer ta vie » : viens t’asseoir, respire, observe. Commence là où tu es, avec ce que tu es. Et répète.

L'auteur, Peter Sloterdijk, en 2009. Source de la photo : Wikipédia

Méditer : l’acte de s’asseoir face à soi-même

Sloterdijk parle de certaines pratiques comme des formes de « verticalité ». Ce sont des gestes qui nous aident à ne pas rester à la surface de nous-mêmes, happés par le flot horizontal des jours : notifications, délais, comparaisons, attentes. La méditation est l’une de ces pratiques.

Elle ne nous promet pas de devenir parfaits. Elle ne vise pas à « réussir » quelque chose. Elle propose simplement un changement d’orientation intérieure : de la dispersion vers la stabilité, de la réaction vers l’écoute, du bavardage mental vers un silence habité.

Mais ça demande de l’entraînement. Rien ne change sans répétition. Sloterdijk insiste sur cette idée : le changement véritable ne vient pas de l’inspiration passagère, mais d’un travail discret, souvent invisible, qui repose sur l’engagement quotidien à revenir. À revenir à son tapis. À revenir à sa respiration. À revenir à l’instant.

Dans une époque qui valorise l’efficacité au quart de tour, la méditation rappelle autre chose : que l’essentiel ne se produit pas dans la vitesse, mais dans la constance.

L’être humain comme praticien de lui-même

Ce que j’ai aimé de Sloterdijk, c’est cette idée qu'on ne devient pas plus attentif, plus calme ou plus libre par hasard. Il faut s’y exercer. Et c’est exactement ce que le yoga et la méditation permettent : répéter, ajuster, recommencer... Pour ne pas vivre sur le pilote automatique.

Mais aujourd’hui, on valorise beaucoup l’idée d’être fidèle à soi-même, de rester tel que l’on est. C'est notre histoire, notre culture, nos expériences. On parle souvent d’identité comme s’il s’agissait d’un objet précieux à protéger. C’est comme si le simple fait de vouloir changer devenait suspect... on dirait que ça veut dire qu’on ne s’accepte pas.

Sloterdijk appelle ça le camp de base : un endroit symbolique où l’on s’installe dans ce qu’on est déjà, et où tout désir de transformation est vu comme une menace. On fige ce qu’on a vécu, ce qu’on ressent, et on le présente comme une vérité définitive. À force de tout conserver, on finit par renoncer à l’idée qu’on pourrait faire ça autrement.

Sloterdijk ironise en disant que les gens "se prennent pour des ready-mades", c’est-à-dire des objets déjà parvenus, prêt à être exposer dans un musée. On fétichise son propre état, on le place sous cloche, et on attend que le monde nous accorde de la reconnaissance pour ça.

Dans cette logique, l’identité devient un capital à préserver, et non un point de départ à partir duquel on s’élève.

Ça m’a fait réfléchir. Parce qu’il y a une vraie différence entre se reconnaître dans son histoire et s’y enfermer. Le yoga et la méditation nous rappellent que nous ne sommes pas seulement le résultat de ce que nous avons vécu. Nous sommes aussi capables d’attention, de souplesse, d’ajustement. De mouvement.

Choisir de s’exercer, ce n’est pas renier qui on est. C’est croire qu’on peut continuer à avancer — doucement, avec patience. Revenir au souffle, à l’écoute, à l’instant. Et garder une porte ouverte.

Si je peux conclure

Sloterdijk écrit quelque part qu’au fond, nous sommes tous des « alpinistes intérieurs ». Il n’y a pas de sommet à atteindre, mais il y a des pas à faire. Des gestes à répéter. Une verticalité à retrouver, jour après jour.

Dans un monde qui pousse à l’agitation et à la dispersion, le yoga et la méditation sont des formes silencieuses de résistance. Des lieux de retour. Des laboratoires de transformation.

Et si changer sa vie, ce n’était pas faire plus, mais faire autrement — avec plus de cohérence, de lenteur, de présence ?

Aidez-moi à comprendre vos intérêts et vos besoins.

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