Les Secrets de l'Ashtanga Yoga : L'Origine de la Série Primaire Révélée

Oct 12 / Philippe Boucher
« Dans votre propre intérêt, dans celui du monde en général et dans celui de la jeunesse de Mysore en particulier, je vous souhaite tout le succès possible dans vos efforts pour donner une direction à une civilisation qui a perdu son chemin. Et je suggère que les indications se trouvent […] dans les simples vérités qui sont à la base de toutes les spiritualités et dans leur application, à l’aide des grandes découvertes de la science, aux besoins de l’époque actuelle. » 
Maharaja Krishnaraja Wodiyar IV, discours d’ouverture, YMCA World Conference de 1937, citation tirée de Singleton, Mark. Aux origines du yoga postural moderne (pp. 279-280)
Dans le yoga, il y a des pratiques qui ont une histoire qui vaut la peine d’être racontée. La série primaire de l’Ashtanga Yoga en est une de celles-là.

Cette session (automne 2024), j’ai décidé d’explorer la série primaire de l’Ashtanga Yoga dans mes cours au studio. Comme le sujet est fascinant, j’ai fait les présentations d’usage ainsi qu’une mise en contexte historique au début de mes cours. Je me suis vite rendu compte que pour faire le tour de cette pratique, j’aurais besoin d’un médium différent que les cinq petites minutes au début du cours. Alors, j’ai décidé que ce serait le premier sujet du nouveau blogue d’Espace Metta : Esprit en Mouvement.

Pour prendre toute la mesure de cette pratique, il est nécessaire de faire un bond dans l’histoire d’une centaine d’années, au début du XXe siècle.

Dans cet article, je vous dévoilerai tout ce qu’il faut savoir, en incluant le contexte historique et politique indispensable à la naissance et à la popularisation de l’une des pratiques parmi les plus emblématiques du yoga moderne.

Contenu de l'article

Contexte politique de l'Inde avant l'indépendance et le rôle du yoga

Parce que les choses se déroulent dans une époque, un temps qui finit par influencer le cours des évènements

Krishnamacharya, Kuvalayananda et l'évolution du yoga moderne en Inde

Les personnages importants de la révolution yogique de la culture physique indienne qui a donné naissance au yoga postural moderne

L'Influence de la Gymnastique Européenne sur le Yoga Moderne : De Maclaren et Ling à Bukh et Krishnamacharya

La culture physique issu de la période victorienne fut déterminante dans ce de deviendra le yoga postural moderne et l'Ahtanga Vinyasa en particulier

L’Évolution des Dands : Des Entraînements Guerriers au Cœur du Yoga Moderne

Pour donner une couleur identitaire à la culture physique en transformation, Kuvalayananda s'est inspiré d'une ancienne tradition indienne d'exercices physiques. La salutation au soleil a vu le jour à ce moment.

Contexte politique de l'Inde avant l'indépendance et le rôle du yoga

Avant l'indépendance en 1947, l'Inde était sous domination britannique, un contrôle qui a progressivement suscité des mouvements de résistance nationaliste. Le Congrès national indien, dirigé par des leaders comme Mahatma Gandhi, prônait la désobéissance civile non-violente, tandis que d'autres, comme Subhas Chandra Bose, adoptaient des approches plus radicales.

Dans ce contexte de lutte pour la liberté, des figures telles que Krishnamacharya et Kuvalayananda ont joué un rôle crucial dans la réintroduction du yoga comme un outil de renforcement physique et spirituel. Le yoga, modernisé en tant que pratique physique accessible, est devenu un symbole de fierté nationale et une manière de revitaliser la culture indienne face à l'oppression coloniale. Il servait non seulement à renforcer le corps mais aussi à restaurer une identité culturelle distincte et à réaffirmer l'héritage spirituel du pays.

Le yoga, à travers des pratiques comme l'Ashtanga, a contribué à la résistance culturelle et est devenu un vecteur de réappropriation identitaire dans un climat politique tendu, où la quête d’indépendance occupait le devant de la scène.

Krishnamacharya, Kuvalayananda et l'évolution du yoga moderne en Inde

Lors de sa première année au palais de Mysore, sous la protection du Maharaja Krishnaraja Wodeyar IV, Krishnamacharya, un maître influent du yoga, a été envoyé à l'institut de recherche novateur de Kuvalayananda, Kaivalyadhama, situé à Lonavala, dans l'État du Maharashtra. Le Maharaja, passionné par la culture physique et le renouveau des traditions indiennes, cherchait à revitaliser le yoga dans son royaume et pensait que le centre de recherche Kaivalyadhama pourrait fournir de nouvelles perspectives pour y parvenir.

Fondé en 1924 par Swami Kuvalayananda, Kaivalyadhama se consacrait à la recherche scientifique sur les effets du yoga. Kuvalayananda avait pour objectif de démontrer que le yoga, non seulement comme discipline spirituelle mais aussi comme pratique de culture physique, pouvait offrir des bienfaits tangibles pour la santé physique et mentale. Selon Gharote et Gharote (1999, p. 37), un des objectifs principaux de l’institut était de développer un système de culture physique basé sur le yoga, tout en prenant des mesures pour en assurer une plus large diffusion.

À partir de 1927, Kuvalayananda a été nommé au comité d'éducation physique de Bombay, dont l'objectif était de créer un modèle éducatif encourageant les vertus personnelles et civiques chez les élèves. En 1933, ses programmes d'éducation physique yogique ont été introduits dans les écoles britanniques des Provinces Unies en Inde. Ce programme représentait une fusion entre des exercices physiques populaires locaux et les postures du yoga (āsanas), une pratique encore relativement inconnue en Inde avant les années 1920.

Lors de la visite de Krishnamacharya à l'institut de recherche Kaivalyadhama, il put observer cette fusion entre les pratiques locales et occidentales de la gymnastique et les postures de yoga. Cette influence des acrobaties rythmiques occidentales, introduites dans le cadre des programmes de Kuvalayananda, visait à rendre la pratique du yoga plus dynamique et accessible, en particulier pour la jeunesse et les athlètes.

Inspiré par cette approche, Krishnamacharya apporta ces idées à Mysore, où il développa un style dynamique qui deviendrait les principes du Vinyasa, liant chaque posture avec la respiration. Ce style enrichissait les séquences d'āsana avec des innovations qui allaient devenir des standards dans tout le pays, et même au-delà. Si le format n'était pas entièrement unique à cette époque, les compétences physiques des étudiants de Krishnamacharya, formés dans cette nouvelle méthode, étaient inégalées. La fusion de ces influences a contribué à transformer le yoga postural, désormais reconnu pour sa rigueur physique et sa capacité à éveiller une nouvelle forme de conscience corporelle.

L'Influence de la Gymnastique Européenne sur le Yoga Moderne : De Maclaren et Ling à Bukh et Krishnamacharya

La gymnastique européenne, notamment celle de Maclaren et Ling, a fortement influencé le développement de la culture physique en Inde, mais plutôt que de rejeter ces systèmes étrangers, les Indiens les ont intégrés dans un programme syncrétique qui visait à revitaliser les pratiques locales, dont le yoga.

Archibald Maclaren (1819-1884), un pionnier de la gymnastique britannique, a développé un système d'exercices physiques destiné à renforcer la condition physique des soldats. Son approche était centrée sur des exercices structurés et disciplinés, visant à développer la force et l'endurance physique à travers des mouvements répétitifs. Maclaren croyait que l'exercice régulier pouvait améliorer non seulement la santé physique, mais aussi la santé mentale, un concept qui résonnait avec les notions plus tardives du yoga, bien que sa méthode soit ancrée dans la rigueur militaire.

De l'autre côté de l'Europe, Pehr Henrik Ling (1776-1839) était un éducateur suédois, considéré comme le père de la gymnastique suédoise. Son approche, appelée méthode suédoise, se concentrait sur l'amélioration de la santé par des mouvements doux et contrôlés, qui intégraient à la fois des éléments thérapeutiques et physiques. Ling croyait en la capacité du mouvement à guérir le corps, ce qui a profondément influencé les systèmes d'éducation physique dans le monde, y compris en Inde, où son approche a été adoptée et adaptée dans les écoles.

Parmi les systèmes adoptés en Inde, celui de la gymnastique primitive de Niels Bukh (1880-1950) a pris une place importante dans l'éducation physique indienne, en particulier après que le système de Ling, jugé insuffisant, fut progressivement remplacé.

Bukh, dont le système mettait l'accent sur des mouvements rythmiques et continus, a vu son influence croître dans les années 1920 et 1930. Son programme a même été adopté par l'armée britannique, ce qui a accéléré sa popularité en Inde. En 1930, le directeur national de l'éducation physique de l'YMCA en Inde classa son système juste derrière celui de Ling en termes de reconnaissance officielle.
Le gymnase de Buch à Ollerup, Danemark.
Exercices de Bukh.
Gymnastique de Ling
Les similarités entre le système de Bukh et les yoga āsanas enseignés par Krishnamacharya dans les années 1930 à Mysore sont notables. Le manuel de Bukh, Primary Gymnastics, publié en 1925, présente des exercices physiques progressifs qui se rapprochent des séquences dynamiques du Ashtanga Vinyasa Yoga, incluant une respiration profonde et un rythme vigoureux. De nombreux mouvements de liaison entre les postures sont presque identiques à ceux du yoga moderne.

En fin de compte, le travail de Bukh se concentrait sur la souplesse et la continuité des mouvements, deux éléments centraux dans les pratiques de yoga modernes, particulièrement dans l'Ashtanga. Bien qu'il ne soit pas prouvé que Krishnamacharya ait directement emprunté à Bukh, les parallèles sont frappants et reflètent une influence commune de la gymnastique occidentale sur l’évolution des pratiques corporelles en Inde dans les années 1930. Ce croisement entre les pratiques indiennes et européennes a joué un rôle important dans l’émergence du yoga postural tel que nous le connaissons aujourd'hui.

L’Évolution des Dands : Des Entraînements Guerriers au Cœur du Yoga Moderne

The Ten-Point Way to Health. Pratinidhi. 1938
Les dands sont des exercices physiques traditionnels indiens utilisés depuis des siècles pour renforcer la force, l’endurance et la souplesse, particulièrement dans le cadre de l'entraînement des guerriers. Ces mouvements, principalement composés de variations de pompes et de flexions profondes, faisaient partie des pratiques physiques ancestrales dans les akharas (gymnases traditionnels). Leur objectif était de préparer le corps aux rigueurs du combat et d’assurer une condition physique optimale. À travers le temps, les dands ont évolué pour devenir un pilier de la culture physique en Inde, tout en restant fortement ancrés dans des pratiques corporelles qui mettaient l’accent sur la discipline et la résistance.

Lorsque le yoga postural moderne a commencé à prendre forme, Krishnamacharya et Kuvalayananda ont reconnu la valeur de ces exercices dans le développement d’une pratique physique structurée. Les dands ont alors été intégrés dans des séquences comme le Sūryanamaskār (ce qu'on appelle aujourd'hui la salutation au soleil), où les mouvements inspirés des push-ups traditionnelles se sont mêlés aux āsanas pour créer une pratique hybride et dynamique, à la fois enracinée dans la tradition indienne et influencée par des mouvements physiques modernes.

Le Sūryanamaskār, tel que pratiqué aujourd'hui, représente un point de convergence entre ces exercices traditionnels et les postures de yoga. La synchronisation de ces mouvements avec la respiration reflète également des influences venues de la gymnastique européenne, comme celles de Pehr Henrik Ling et Niels Bukh, qui prônaient la continuité du mouvement et la fluidité dans l'exercice physique. La posture de caturāṅga daṇḍāsana (la planche) dans le Sūryanamaskār est un exemple frappant de l’intégration des pompes des dands dans une séquence de yoga moderne.

Kuvalayananda a donc aidé à populariser une version plus dynamique du yoga, notamment à travers ce qu'est devenu l’Ashtanga Vinyasa Yoga enseigné par les élèves de Krishnamacharya. Cette pratique inclut des éléments des dands, tels que des enchaînements rapides de postures synchronisées avec la respiration profonde (ujjayi), qui visent à renforcer le corps et à générer de la chaleur interne.

En résumé, le système des dands, autrefois utilisé pour entraîner les guerriers, a évolué pour devenir un élément central du yoga postural moderne. En s'intégrant dans des pratiques comme le Sūryanamaskār, ces mouvements ont non seulement renforcé le lien entre les exercices physiques traditionnels indiens et les influences étrangères, mais ont aussi permis de réinventer le yoga en tant que pratique à la fois spirituelle et physique, adaptée aux besoins contemporains.
Mouvements inspirés des dands retrouvés dans Yaugik Saṅgh Vyāyām de Kuvalayananda, 1936

Conclusion

La série primaire de l'Ashtanga Yoga, tout comme le yoga moderne en général, est le fruit d'une longue évolution marquée par l'intégration de traditions physiques indiennes et d'influences extérieures. À travers des pratiques comme les dands, historiquement utilisées pour renforcer les guerriers, la culture physique européenne et les postures contemplatives du yoga, des maîtres comme Krishnamacharya ont fusionné l'ancien et le nouveau pour créer une pratique physique complète et structurée. La série primaire, ou Yoga Chikitsa, est à la fois une purification du corps et une transformation intérieure, un parfait exemple de cette synthèse.

Au cœur de la série primaire, des séquences comme le Sūryanamaskār reflètent la rencontre entre les exercices physiques traditionnels et les systèmes gymniques étrangers. Le dynamisme des enchaînements, la synchronisation avec la respiration profonde (ujjayi), et les postures comme le caturāṅga daṇḍāsana évoquent clairement l'influence des dands et la rigueur des systèmes européens de Maclaren, Ling et Bukh. La série primaire, tout en honorant l’essence du yoga, intègre ces influences pour offrir une pratique moderne, efficace et adaptée aux besoins physiques et mentaux contemporains.

Le développement de la série primaire, sous l'influence de Krishnamacharya et de ses élèves comme Patthabi Jois, démontre la capacité du yoga à évoluer, en passant d'une pratique spirituelle réservée à une élite à une discipline accessible, où le corps et l'esprit sont équilibrés à travers un enchaînement structuré d'āsanas. Ce voyage de transformation, qui prend racine dans les dands et incorpore des pratiques physiques modernes, témoigne de l'ingéniosité du yoga pour s’adapter aux époques tout en restant fidèle à ses racines profondes.

Ainsi, la série primaire d'Ashtanga ne se limite pas à une simple séquence physique, elle est l’expression d’un héritage multicouche, où l'ancien et le moderne, le physique et le spirituel, coexistent harmonieusement. Cette capacité d’adaptation et de transformation, qui a façonné la série primaire, a permis au yoga postural d’aujourd’hui de transcender les frontières géographiques et culturelles, devenant une pratique universelle de purification, de renforcement et de guérison intérieure.

Références

Deux livres m'ont servi de référence pour cet article. Le premier est Yoga Body : The Origins of Modern Posture Practice (2010) de Mark Singleton. D'ailleurs, beaucoup d'images sont tirées de ce livre. Si vous passez au studio, j'en ai une copie et anglais (original) et une copie en français. Ça me fera plaisir de vous les laisser un moment ! L'autre livre est Swami Kuvalavananda: Pioneer of Scientific Yoga and Indian Physical Education (1999) de ML Gharote et MM Gharote. C'est une mine d'informations sur l'émergence du yoga comme culture physique en Inde. Il a fallu que je le cherche intensément celui là car il vient d'une maison d'édition indienne avec très peu de tirage. Lui aussi sera disponible au studio. Des fois je me trouve intense dans mes recherches !

Philippe
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