Appelez-moi par mes vrais noms : commentaires sur un poème percutant

Dec 5 / Philippe Boucher
« Qu'est-ce que le Destin ? demanda un érudit à Nasrudin.
— Une succession sans fin d'événements entrelacés, chacun influençant l'autre.
— Ce n'est guère une réponse satisfaisante. Je crois en la cause et l'effet.
— Très bien, répondit le Mulla, regardez cela. Il pointa une procession qui passait dans la rue.
— Cet homme est emmené pour être pendu. Est-ce parce que quelqu'un lui a donné une pièce d'argent qui lui a permis d'acheter le couteau avec lequel il a commis le meurtre ; ou parce que quelqu'un l'a vu faire sans rien dire ; ou parce que personne ne l'a arrêté ? » 
—Traduction libre de : IDRIES SHAH, 1966,
THE EXPLOITS OF THE INCOMPARABLE MULLA NASRUDIN

Une intention bien naïve

Il y a quelques semaines, j’ai choisi de lire un poème dans mes Savasanas. En fait ça m’est venu par accident pendant que je préparais la méditation que j’allais offrir le mardi sur l’autocompassion et j’ai décidé d’en faire la lecture dans tous mes cours par la suite. Naïf que je suis. C’était probablement maladroit de ma part… Ça prenait des explications.


Je trouve que ce poème est une réponse à la polarisation, à la séparation et au campement serré autour de nos opinions qui définissent notre époque (j’ai mis mon vocabulaire en veston-cravate !). L’élection de D. Trump en novembre, accompagnée par le racisme et la désinformation qui se réchauffent plus vite que le changement climatique… Si on le répète assez souvent, ça devient vrai. La guerre en Ukraine qui s’éternise (plus de 1 000 jours maintenant), celle dans la bande Gaza qui fracasse des records de violence et toutes les guerres qui passent inaperçues parce qu’ils ont des lacunes marketings. On assiste à l’émergence des mouvements de droite, comme l’alpha-bêtisation de nos jeunes garçons d’un côté et de l’autre, la réponse hautaine des élites éduquées qui ne comprennent que par la lorgnette de leurs privilèges. Des clans apparaissent, des divisions s’installent partout et on se parle (on se crie) par opinions empruntées aux membres influents de nos tribus respectives… Des réponses de plus en plus violentes… Tout ça pour dire que l’autre est un maudit épais.


Bon bin là, qu’est-ce qu’on fait ?

Ma réponse était un poème…

Contenu de l'article

S'il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms

Le poème de Thich Nhat Hanh

L’intention derrière : la compassion courageuse

Dans cette section, je mets en lumière l'urgence de dépasser les divisions et les tensions sociales en cultivant une « compassion courageuse, » une force lucide mêlant bienveillance et maîtrise de la colère. Inspiré par le poème percutant de Thich Nhat Hanh, j'invite à bâtir des ponts et à agir face à l'injustice avec courage et humanité.

Le désespoir n’est pas une option… L’espoir l’est

J’explique que l’espoir se construit dans l’adversité grâce à des objectifs clairs, des chemins flexibles et la croyance en soi, et que, même face aux injustices systémiques, je peux agir à mon échelle en enseignant la bienveillance, en influençant positivement mes fils, et en incarnant un modèle de respect et d’humanité.
Le poème est de Thich Nhat Hanh, un moine bouddhiste vietnamien qui a passé une grande partie de sa vie en France. Auteur de plusieurs livres, je vous encourage à fouiller un peu le personnage. Je ne m’étendrai pas plus ici. Voici le poème en question :

S'il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms

Ne dites pas que je partirai demain...
aujourd'hui encore, j'arrive.

Regardez profondément : chaque seconde j'arrive
comme un bourgeon sur une branche de printemps,
comme un petit oiseau, aux ailes encore fragiles,
apprenant à chanter dans mon nouveau nid,
comme une chenille dans le cœur d'une fleur,
comme un joyau qui se cache dans une pierre.

J'arrive encore, pour rire et pleurer,
pour avoir peur et espérer.
Le rythme de mon cœur est la naissance et la mort
de tout ce qui est vivant.

Je suis l'éphémère qui se métamorphose
à la surface de la rivière.
Et je suis l'oiseau
qui s'envole pour avaler l'éphémère.

Je suis la grenouille qui nage joyeusement
dans l'eau claire d'un étang.
Et je suis la couleuvre
qui se nourrit silencieusement de la grenouille.

Je suis l'enfant en Ouganda, avec seulement la peau et les os,
mes jambes sont aussi fines que des bâtons de bambou.
Et je suis le marchand d'armes,
qui vend des armes meurtrières à l’Ouganda.

Je suis la fillette de douze ans,
une réfugiée dans un petit bateau,
qui se jette dans l'océan
après avoir été violée par un pirate des mers.
Et je suis le pirate,
mon cœur n'est pas encore capable
de voir et d'aimer.

Je suis un membre du Bureau politique,
avec beaucoup de pouvoir entre mes mains.
Et je suis l'homme qui doit payer
sa « dette de sang » envers son peuple
et mourir lentement dans un camp de travaux forcés.

Ma joie est comme le printemps, si chaude
qu'elle fait éclore des fleurs partout sur la Terre.
Ma douleur est comme une rivière de larmes,
si vaste qu'elle remplit les quatre océans.

S'il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms,
pour que j'entende tous mes cris et mes rires à la fois,
pour que je puisse voir que ma joie et ma douleur ne font qu'une.

S'il vous plaît, appelez-moi par mes vrais noms,
pour que je puisse me réveiller,
pour que la porte de mon cœur
puisse rester ouverte,
la porte de la compassion.
Thich Nhat Hanh

L’intention derrière : la compassion courageuse

Dans un monde où les divisions sociales et politiques se creusent à grande vitesse, où la montée du racisme et des discours de domination exacerbent les tensions, je trouve que c’est urgent de revenir à l’essence de notre humanité commune. Le poème de Thich Nhat Hanh, Appelez-moi par mes vrais noms, offre une puissante invitation à reconnaître notre interdépendance (on est pogné ensemble) et à dépasser les mécanismes de la peur et de l’hostilité. En cette période marquée par l’élection américaine de 2024, ce texte résonne comme un appel urgent à cultiver la compréhension et la compassion courageuse (déterminée, résolue… je sais pas encore quel mot choisir; si je parlais anglais, je dirais fierce), pour construire des ponts entre nous… Là où les murs se dressent.

Ce poème est vraiment percutant. Thich Nhat Hanh nous met le plus laid et le plus beau de l’humanité en pleine face. Il avait probablement même l’intention que ça devienne une méditation en soi… Ils sont comme ça les grands maîtres. Ratoureux jusqu’à la moelle.

L'expression « compassion courageuse » inclut les qualités de force, d’audace et de responsabilisation pour confronter l'injustice sociale et la changer. La compassion courageuse vient souvent avec un soupçon de colère. L'aspect de la colère peut être déroutant quand on est habitué d’associer la compassion à la chaleur et à la bienveillance. Mais attends un peu… Maîtriser sa colère est une partie importante de la compassion courageuse. Quand nous réprimons notre colère, nous perdons notre capacité à dire la vérité aux puissants ou à entreprendre des actions positives. À l'inverse, laisser notre colère prendre le dessus et la déverser sur nos proches peut causer des dommages irréparables à soi-même et aux autres… Je parle par expérience, la colère et moi avons été sous le même toit trop souvent.
Nous avons besoin d’espoir comme nous avons besoin d’air.
traduction libre de Brené Brown, 2021
Atlas of the heart

Le désespoir n’est pas une option… L’espoir l’est

Vivre sans espoir, c’est risquer de s’étouffer sous le poids du désespoir et de la détresse, être écrasé par la croyance qu’il n’y a aucune issue. Cependant, l’espoir c’est pas tout à fait ce qu’on pense. L’espoir est une façon de penser – un processus cognitif. Oui, les émotions jouent un rôle, mais l’espoir apparaît quand trois choses existent :
1. La capacité de fixer des objectifs réalistes
(Je sais où je veux aller.)
2. Un chemin pour atteindre ces objectifs, y compris en restant flexibles et en élaborant des solutions alternatives
(Je sais comment y arriver, je persévère, et je peux tolérer les déceptions et essayer de nouvelles voies encore et encore.)
3. Le sentiment qu’on peut faire quelque chose – nous croyons en nous-mêmes
(Je peux y arriver !)
L’espoir est le fruit des épreuves. Nous ne développons pas l’espoir dans les moments faciles ou confortables, mais plutôt à travers l’adversité et l’inconfort. L’espoir se forge lorsque nos objectifs, nos chemins et notre capacité d’agir sont mis à l’épreuve et lorsque le changement est réellement possible. Malheureusement, il arrive parfois que l’espoir ne suffise pas pour surmonter des barrières systémiques profondément enracinées. Mais dans n’importe quel système, nous pouvons faire notre part. Et même si le résultat de ces actions n’est peut-être pas systémique, ils peuvent faire une différence importante dans l’avenir… Un genre d’effet papillon. Comme Frank Ostaseski qui n’a pas arrêté le VIH dans les années ’80, mais qui a fait du bien à sa communauté en ouvrant le San Francisco Zen Auspice.

Je ne peux pas changer les élections américaines ni la guerre à Gaza ni celle en Ukraine. Mais je peux enseigner la bienveillance et le respect à mes garçons. Je peux faire une différence dans leur façon d’être en amour et d’élever leurs enfants s’ils en ont. Je peux influencer positivement ces deux petites pousses dans un monde un peu déglingué.
Je peux essayer d’être un modèle masculin positif et respectueux avec les femmes que je côtoie tous les jours. Je peux me tenir debout devant les discours humiliants, insultants et dévalorisants. Et je peux le faire comme Thich Nhat Hanh le propose… En me rappelant que, si j’avais été dans les circonstances de la personne en face, j’aurais peut-être des propos similaires. Je suis le fruit de mon histoire, et j’ai eu la chance d’avoir une histoire positive. Je vais me tenir droit, je vais influencer positivement… En me rappelant de ne jamais être au-dessus. Sinon, on n’avancera jamais si tout le monde est meilleur que l’autre.

Philippe
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